vendredi 1 mars 2013

Quelques éléments de vocabulaire, à propos de preuve et de démonstration

Première publication : La lettre de la preuve, [original ici]

Avertissement original et d'actualité : contribution informelle et provisoire...
Ce qui suit est issu de Étude des processus de preuve chez des élèves de Collège -- Balacheff 1988 ; à propos du vocabulaire dans l'enseignement voir plutôt Balacheff 1982 avec quelques éléments sur la transposition.

Les verbes expliquer, prouver, démontrer, sont souvent considérés comme synonymes dans la pratique de l'enseignement des mathématiques en France. On peut s'en assurer aisément par une consultation rapide des manuels scolaires. S'en tenir à ces habitudes constitue à notre sens un obstacle aux recherches sur le domaine qui nous intéresse dans la mesure où elles conduisent à amalgamer différents niveaux d'activité des élèves qu'il est en fait nécessaire de distinguer, comme nous essaierons de le montrer, pour comprendre la complexité du problème de l'apprentissage de la démonstration. Nous proposons dans ce qui suit de préciser ce vocabulaire.

A la suite de Piaget (1970) nous dirons qu'expliquer, "sur le terrain des sciences déductives", c'est d'abord dégager les "raisons" pour "répondre à la question du pourquoi". Mais du point de vue même de la pratique des mathématiques, donner des raisons d'un théorème, l'expliquer et le démontrer relèvent de deux exigences distinctes. C'est le sens de la remarque suivante :
"tout mathématicien sait d'ailleurs qu'une démonstration n'est pas véritablement «comprise» tant qu'on s'est borné à vérifier pas à pas la correction des déductions qui y figurent, sans essayer de concevoir clairement les idées qui ont conduit à bâtir cette chaîne de déductions de préférence à tout autre". (Bourbaki 1948, p.37 note1)
Expliquer renvoie aux significations, c'est-à-dire à la compréhension de la validité d'une assertion, non au sens de la logique, mais au sens de ses relations avec le corps des connaissances mathématiques. Cette "organisation inférentielle de significations" (Halbwachs 1981) peut échapper à une démonstration par ailleurs irréprochable du point de vue de la logique. En témoigne, par exemple, l'aveu célèbre de Cantor quand il interpelle Dedekind à propos de la démonstration qu'il vient d'écrire : "je le vois mais je ne le crois pas" (cité par Cavailles 1962, p.211).

 

Explication

A la suite des linguistes, nous situons l'explication au niveau du sujet locuteur. C'est d'abord pour lui qu'elle établit et garantit la validité d'une proposition, elle prend racines dans ses connaissances et ce qui constitue sa rationalité, c'est-à-dire ses propres règles de décision du vrai. Mais elle est aussi ce discours qui vise à rendre intelligible à un autrui la vérité de la proposition déjà acquise pour le locuteur. Elle ne se réduit pas nécessairement à une chaîne déductive. Miéville la décrit ainsi au terme d'une étude sur "Explication et discours didactique de la mathématique" :
"elle vise à établir chez l'interlocuteur un système d'objets qui ont entre eux une certaine homogénéité. Ces objets se rencontrent, s'agencent, et dans leur affinité, déterminent l'organisation d'une explication qui s'oriente vers la découverte d'un savoir nouveau…" (Miéville 1981, p.150).

Preuve

Lorsqu'une explication est reconnue et acceptée, il convient pour la désigner de disposer d'un terme qui permette de marquer son détachement du sujet locuteur. En mathématique, il est clair que le terme «démonstration», du fait de son acception très spécifique, ne convient pas. Nous retiendrons celui de preuve.

Le passage de l'explication à la preuve fait référence à un processus social par lequel un discours assurant la validité d'une proposition change de statut en étant acceptée par une communauté. Ce statut n'est pas définitif, il peut évoluer dans le temps avec l'évolution des savoirs sur lesquels il s'appuie. Par ailleurs une preuve peut être acceptée par une communauté mais être refusée par une autre. On en a un exemple récent en mathématiques avec le «théorème des quatre couleurs» dont la preuve par Appel et Haken, qui n'est pas une démonstration au sens classique, est acceptée par certains mathématiciens, tel Swart (1980), et est refusée par d'autres, tel Tymoczko (1979) :
"the reliability of the four-colour theorem is not of the same degree as that guaranteed by traditional proofs [en français : démonstration ], for this reliability rests on the assessment of a complex set of empirical factors" (Tymoczko cité par Hanna 1983, p.85).
Mais l'acceptation de l'«explication» de Appel et Haken ne repose pas sur de simples critères de vérification logique : "the very reason those of us who have worked on reducibility testing are happy about Haken, Appel and Koch's reducibility results is that they have to a large extent been independently checked by the use of different programs on different computers" (Swart 1980, p.698).

Démonstration

Le type de preuve dominant en mathématiques a une forme particulière, il s'agit d'une suite d'énoncés organisée suivant des règles déterminées : un énoncé est connu comme étant vrai, ou bien est déduit à partir de ceux qui le précèdent à l'aide d'une règle de déduction prise dans un ensemble de règles bien défini. Nous appelons, suivant ici l'usage, "démonstrations" ces preuves. Ce qui caractérise les démonstrations comme genre de discours est leur forme strictement codifiée. En fait, cette rigueur formelle doit être nuancée au regard de la pratique. Par exemple, certaines étapes de la démonstration peuvent ne pas être explicitées mais laissées aux bons soins du lecteur. Si, en principe, être une démonstration relève, pour un discours, de critères logiques, dans les faits les processus sociaux au sein de la communauté mathématique jouent un rôle important :
"a proof becomes a proof after the social act of «accepting it as a proof». This is true of mathematics as it is of physics, linguistics, and biology " (Manin cité par Hanna 1983, p.71).
Nous prenons, en parlant de communauté mathématique, un point de vue naïf ou, disons, du sens commun. Nous n'ignorons pas qu'au regard même de la démonstration cette communauté n'est pas monolithique. Des doctrines s'opposent (méthode axiomatique, intuitionisme, formalisme, etc.), on en trouvera une discussion intéressante dans Hanna (1983). Mais, comme le reconnaît cet auteur ce qui divise les mathématiciens ce n'est pas la démonstration en tant que telle, mais le choix des axiomes logiques et mathématiques (ibid. p.64-65).

 

Raisonnement et processus de validation

Le mot «raisonnement» a, de façon usuelle, principalement deux acceptions que résume bien
"si le raisonnement, entendu comme acte de l'esprit, se rapproche de plus en plus de l'intuition à mesure que se concentre la pensée, inversement, quand celle-ci se détend dans son expression, verbale ou symbolique, il apparaît comme une certaine manière d'organiser le discours, pour devenir, à la limite, une suite d'opérations formelles exactement réglées, c'est-à-dire un calcul ". (Blanché 1973, p.39) :
Dans l'étude qui nous intéresse cette double acception présente une difficulté car elle introduit lorsque l'on parle du raisonnement d'un individu une ambiguité évidente en ne distinguant pas assez clairement s'il s'agit de l'activité intellectuelle ou de l'explication produite.

Nous réserverons ici le mot raisonnement pour désigner l'activité intellectuelle, en général non complètement explicite, de manipulation d'informations, données ou acquises, pour produire de nouvelles informations. Nous désignerons par processus de validation cette activité lorsque sa finalité est de s'assurer de la validité d'une proposition et éventuellement de produire une explication (resp. une preuve ou une démonstration)

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